vendredi 27 janvier 2017

Gil Reicher: Une excursion aux églises d'Alciette et de Bascassan

Une excursion aux églises
d’Alciette et de Bascassan

Par Gil Reicher

Chapitre du livre Cathédrales du Sud-Ouest au fil des ondes, 1939, Imprimerie Fontas, Périgueux. Pages 102 à 115.

I

Lorsque, venant de Saint-Jean-Pied-de-Port, on quitte Saint-Jean-le-Vieux pour se diriger vers Lecumberry, on laisse à sa droite tout un pays curieux et chargé d’histoire. C’est la contrée des juntes de Cize, des pèlerinages vers la Madeleine, c’est la terre d’Aincille avec ses bohémiens, c’est la vieille église de Saint-André de Bascassan.
D’antiques chemins, assez mauvais pour les autos, ce qui est charmant pour les piétons. Des murs bas. De larges dalles rouges descendues de l’Arradoy. Vous suivez ces chemins la plupart du temps solitaires. Quelques noyers les bordent. Un paysan passe avec son chien. Behorleguy est en face de vous, aigu et mystérieux. La cime d’Orhy apparaît au lointain. On rencontre un de ces vieux ponts si communs en Pays Basque, en dos d’âne, à angle droit. Le Laurhibar chante sous l’arche. Encore un étroit sentier et nous débouchons sur la place d’un village en miniature. Très petite place bordée de très vieilles maisons dont les pierres portent des signes indistincts que le temps efface, mais dans lesquels on reconnaît les lignes rituelles.
Un tout petit fronton qui n’a jamais pu voir de partie à chistera ou même à joko garbi. Mais les parties à main vue ont dû être acharnées, car le mur est bien usé. Les porcs se promènent, tranquilles.
Voici l’église : une curiosité de Basse Navarre. Elle est fermée. Mais d’une petite maison à côté sort une vieille basquaise. Elle ne sait pas un mot de français. Tant mieux, l’atmosphère est plus juste. Nous lui demandons la clef qui apparaît grosse, chargée d’ans.
Pour ouvrir l’église, cette clef pénètre dans le ventre d’un ange en fer cloué sur la porte. Si cette ouverture cache un symbole, c’est celui de l’immatérialité du corps des anges. Le nôtre, passé le seuil du lieu saint, devrait avoir le même dépouillement.



Curieuse et vétuste église, perdue au milieu de végétations riantes et de vieilles tombes paisibles, dont certaines stèles, à moitié enfoncées dans la terre brune, offrent l’énigmatique figure que nous connaissons. Calme église puisqu’elle dort presque tous les jours. Son clocher, à travers les collines, regarde sa sœur germaine, Alciette.
Alciette est un peu plus difficile à atteindre, un peu plus sauvage aussi. Il faut, après le croisement d’Ahaxe, prendre la route de Lecumberry. Au bout d’un moment, un chemin s’ouvre à gauche, plus encaissé que celui de tout à l’heure. Ce serait un crime de le suivre en auto. La voiture et lui s’abîmeraient mutuellement.
Ce cher vieux chemin s’élève dans la montagne au milieu des fraîches pentes des collines ; des châtaigniers, des noyers. Déjà, l’air est plus vif et permet aux larges mauves sylvestres de s’épanouir dans l’herbe. Le sentier fait des coudes brusques vers des paysages nouveaux. Enfin apparaît le hameau d’Alciette, et sur la hauteur, la vieille église où nous allons.
Très vieille en vérité ; le cimetière qui l’entoure est plus vétuste que celui de Bascassan ; le mur qui le ferme nous tend ses trois marches qu’il faut gravir. Car nous devons monter pour aller vers ces tombes. Elles sont très consolantes.
Ici, nous n’avons pas besoin de demander la clef. M. l’abbé Labourt-Ibarre, curé d’Ahaxe, m’ayant dit où elle était, je vais droit à la cachette, que je ne révèlerai point.
Un auvent de bois vermoulu couvre le porche de l‘église. Mais les branches d’un puissant noyer couvrent à leur tour ces planches à moitié pourries qui tiennent bien entendu. Le soleil tape sur tout le côté sud de l’église, enrichissant ses pierres rongées par le temps, vivifiant les mille fleurettes de l’escalier vénérable, qui, extérieurement, monte jusqu’à la porte du clocher. Un vent léger venu de la montagne toute proche fait mouvoir ces clartés et ces ombres, et l’église d’Alciette se réveille.

II
Que sont donc ces deux vieilles églises perdues dans les chemins de Navarre ? Sainte-Croix d’Alciette et Saint-André de Bascassan ne sont plus actuellement que des chapelles de secours de la paroisse d’Ahaxe. Cependant, on y enseigne encore le catéchisme.
Saint-André de Bascassan s’ouvre pour les enterrements du petit village et aussi pour la fête de son patron pendant laquelle elle reprend sa grandeur passée. Ces deux églises furent en effet, dans les temps, beaucoup plus importantes.
Alciette et Bascassan ne furent réunis à Ahaxe pour ne former qu’une seule paroisse, qu’à partir du 11 juin 1892. Ils perdirent alors leur autonomie et leurs églises ne furent plus paroisses. Pourtant leur passé est chargé d’histoire. Bascassan qui, au XVIe siècle faisait partie du territoire d’Alciette figure sur les vieilles chartes navarraises comme une église assez importante, ayant une Confrérie de Jésus et un revenu de 600 livres ; somme forte pour l’époque.



Sainte-Croix d’Alciette est mentionnée bien plus anciennement encore ; il est bien vrai que nous y avons une impression d’antiquité pus troublante qu’à Bascassan. Dès le début du XIVe siècle, Alciette est mentionnée dans des chartes anciennes dont l’une, au chapitre de Bayonne est datée de 1302, nous dit l’abbé Haristoy.
Ces deux églises étaient riches des dons que leurs offraient les dévots et les pèlerins. Aussi furent-elles pillées en grande partie pendant la Révolution française ; calices, patènes, ciboires, tout ce qui put être emporté le fut. Mais si l’administration les a déchues de leur importance, si la barbarie les a dépouillées de leurs richesses, ni l’ordre, ni le désordre, n’ont pu jusqu’à ce jour leur voler leurs pierres, leurs boiseries, leurs peintures qui constituent une des plus grandes curiosités du pays navarrais. Elles sont peu connues, j’ai peut-être tort d’attirer l’attention sur elles. Pour me rassurer, je me rappelle que les clefs en sont cachées, et aussi que je m’adresse à des amis du Pays Basque et à des artistes.

III
Ces églises, absolument sœurs quant à la construction et à la décoration, ne sont pas très grandes. Elles comportent un porche surmonté d’un auvent. Des bancs de pierre adossés au mur de l’église sont là, je pense, pour vous aider à contempler le merveilleux paysage. Nos bâtisseurs d’églises savaient autrefois, en Pays Basque, choisir l’emplacement des saints lieux. Ils n’oubliaient pas qu’il ne faut point séparer la partie spirituelle de l’âme basque de la leçon des paysages. Ce qui n’est pas vrai pour toutes les races.
Ici, assis sur ces bancs, regardons d’abord la montagne, et puis les portes de l’église. Nous savons quelle étrange serrure ferme celle de Bascassan. A Alciette aussi, un bizarre petit Christ embryonnaire garde l’entrée. Il est carré, mystérieux, j’oserai même dire très peu chrétien. Il ressemble à ces Christs que l’on rencontre à certaines croisées de chemins, en Navarre ; entre autres, non loin de l’endroit où nous sommes, derrière l’église d’Ispoure. Mais, entrons.
A Alciette comme à Bascassan, la disposition intérieure de l’église nous étonne immédiatement. A droite du maître-autel, se trouve une galerie qui fait penser à une loge de théâtre. Nous nous rappelons tout à coup qu’à l’époque de la construction de ces églises, cette contrée faisait partie de la Navarre espagnole. Nous rencontrons au-delà des monts la même galerie qui était réservée aux chanteurs et aux prêtres durant les vêpres. A Alciette comme à Bascassan, on accède encore à ces galeries par un escalier, au moins si on ne pèse pas trop, car les marches sont bien vétustes et le plancher des galeries ne l’est pas moins. La balustrade est pleine d’un fantaisiste équilibre.



Les chaires de nos vieilles églises sont curieuses aussi : très petites, à vieux panneaux sculptés. S’il y avait autrefois pour y monter un escalier solide, sa poussière sacrée doit voler quelque part, mais il ne nous reste que des échelles. Les sculptures des panneaux sont pures de forme, ainsi que les volutes qui soutiennent la chaire et les torsades qui séparent les panneaux. Le vieux bois, si chaud de teintes, matière vivante, qui arrête si hardiment la lumière, nous offre à Alciette et à Bascassan, maintes archaïques merveilles.
Je vous parlerai à peine des bancs d’œuvre, bien curieux cependant. Les sièges en sont fendus —volontairement— et le dessous —qui fait coffre— est orné d’énormes ferrures cadenassées, bizarres de formes, puissantes comme si elles avaient à garder d’inestimables trésors. On y serrait les missels.
Mais les autels sont très intéressants. A Alciette, sur la gauche, un charmant petit autel possède de ravissantes colonnes cannelées à chapiteaux ioniques très purs. Le soubassement de ces colonnes, sculpté avec art et naïveté, nous offre une décoration de feuilles de vigne et de grappes de raisin : influence navarro-espagnole que nous remarquerons sur les maîtres-autels et les retables principaux de nos deux vieilles églises.
Très riches ornementations, ils s’ornent de ces colonnes cannelées et de ces torsades simples que nous retrouvons partout en Espagne, avant que la mode chirrugueresque (1) les ait contournées en spirales compliquées. A Alciette, ces colonnes reposent le regard. Elles partagent le retable principal et celui de l’autel collatéral à gauche, en panneaux peints sur lesquels nous reviendrons tout à l’heure, avec une symétrie géométrique qui n’exclut pas la grâce.
Les trois autels de Bascassan en bois doré ont le même charme. Mais ce n’est pas là encore ce que le bois sculpté nous offre de plus beau. A Bascassan, une œuvre étrange attire nos regards. C’est la représentation de Dieu le Père, rare dans nos églises. D’une gloire en bois sculpté, Dieu sort à mi-corps s’avançant dans l’église presque horizontalement. Il tient d’une main le globe terrestre. Sa figure est extraordinaire. Ses yeux ronds vous fixent avec violence et paraissent dénués de pensée. Cette sculpture sur bois est une des plus curieuses que je connaisse. Elle déroute, mais sa facture est inoubliable.
A Bascassan aussi dort une vieille croix de procession en bois sculpté ; une autre, en argent et métal niellé est moins belle. Celle en bois, avec ses sonnettes, est assez contournée de dessin, mais le Christ qu’elle porte et intéressant.


Moins cependant que les deux richesses dAlciette et de Bascassan devant lesquelles je veux vous arrêter une seconde : leurs grands Christs en bois, cloués à droite, dans l’une comme dans l’autre église. Les dater ? A un siècle près, ces questions-là sont difficiles ; je ne crois pas qu’ils puissent dépasser le XVe siècle. Ils sont très beaux tous deux : ma préférence va à celui dAlciette, à la fois plus bizarre et plus humain. Son corps n’a pas encore été transformé par la mort qui a déjà pourtant clos les yeux et rejeté la tête de côté. L’expression, toute de souffrance, n’a cependant aucune révolte, aucune cruauté, aucune horreur. Je n’aime pas les Christs anatomiques. Si Jésus fut homme, il ne s’agit tout de même pas d’oublier qu’il était Dieu et sa divinité doit se sentir même dans la représentation de son agonie et de sa mort… ou alors nous allons être désespérés. Les frustres artistes qui ont sculpté tous ces Christs anciens et entre autres, celui d’Alciette ont fait un Dieu pauvre, misérable, pas beau peut-être, mais consolant. Le bois d’ailleurs est une matière tellement plus vivante que la pierre, et surtout que le marbre. Je sais bien qu’auprès des sculpteurs, je suis en ce moment hérésiarque. Mais Jésus en marbre m’éloigne et me glace. A Alciette encore, nous trouverons un autre petit bois, très espagnol celui-là ; dans une étroite vitrine, côté évangile, un Enfant Jésus de bois, habillé à l’espagnole, possède une tête archaïque très curieuse.

IV
Et pourtant, quelles que soient toutes ces richesses, je ne vous encore rien dit de la plus grande curiosité des églises d’Alciette et de Bascassan : leurs peintures. Ce sont des peintures murales, d’une naïveté et d’une force charmantes. Leur fraîcheur est telle qu’on croirait qu’un voile les a recouverts pendant des siècles, et que ce voile vient à cette heure de tomber, pour notre joie. Les dessins sont d’un archaïsme et d’un symbolisme troublants, les teintes sont vives, heureuses.
Les plafonds d’abord ; entièrement peints comme les poutres qui les soutiennent, décorés à profusion d’étoiles, de lignes géométriques, d’attributs floraux, acanthes ou tulipes. Décoration de plus large envergure à Bascassan, avec de plus nombreux caissons à Alciette.
Mais au milieu de tous ces astres et de tous ces entrelacs, se trouvent des compositions plus larges à sens plus défini, assez étrange d’ailleurs. A Alciette, au centre du plafond, voici la colombe tenant dans son bec le triangle biblique, pour ne pas dire hébraïque. Elle se détache sur une gloire de rayons rouges, eux-mêmes sortant de cercles concentriques jaunes.
A Bascassan, les dessins sont plus étranges encore. La lune et le soleil décorent le plafond. Les rayons d’où la lune sont plus épais, ceux d’où sort le soleil, nets et éclatants. L’astre-roi ouvre des yeux étonnés. Je me suis déjà demandé quel sentiment avait guidé le pinceau du peintre. Est-ce sa simple fantaisie ? Peut-être. Mais combien j’aimerais mieux trouver le reflet des préoccupations du peuple pour lequel l’artiste exécutait ces étranges peintures.



Une autre curiosité : les fonts baptismaux. Exactement les mêmes à Alciette et à Bascassan, à gauche, en entrant dans l’église. On dirait une armoire ancienne, entièrement décorée. Ici, les peintures se sont un peu effacées dans le bas. Chaque fois que l’on ouvrait le panneau  pour prendre l’eau sainte, la partie inférieure frottait et, à Bascassan, l’inscription qu’elle portait est devenue illisible.
Mais toute la partie supérieure reste nette et fraîche. La même décoration florale, plus capricieuse qu’aux plafonds, réapparaît jusqu’au panneau supérieur qui représente, avec délicieux archaïsme, le baptême de Notre Seigneur. Les bords du Jourdain sont chargés d’arbres et de fleurs, cependant que saint Jean, sa houlette de pasteur dans sa main gauche, baptise Jésus. Les figures de ces deux personnages ont une rondeur touchante, mais le chef d’œuvre est l’agneau blanc qui, au pied de saint Jean, lève la tête pour ne rien perdre de la scène sacrée qui se déroule devant lui.
A Alciette, sur ce délicieux autel dont je vous parlais tout à l’heure sont deux autres personnages curieux. Une maison —qui ressemble à nos maisons à toit pointu— et un grand arbre servent de fond à la Vierge et à l’Enfant. Marie n’a rien de remarquable, mais Jésus est totalement extravagant, gras à plaisir, bizarre de forme, articulé. Très curieux.
Ces quelques personnages ne sont rien encore si nous songeons que les plafonds des chœurs, les retables des maîtres-autels et des autels collatéraux, les plafonds des galeries des chanteurs, sont entièrement recouverts de peintures, parfois fort grandes, représentant des personnages de l’Ancien et du Nouveau Testament avec leurs attributs respectifs. Tout un peuple brillant de couleurs, de formes simples et pourtant nobles, de visages curieusement vivants, d’expression étrange, vous attend de vous accueille dans ces églises.
A Bascassan, les trois étages du maître-autel nous présentent saint Jean portant sa tête, saint André sa croix, saint Pierre, saint Paul, le Christ entouré des Saintes Femmes. Ce dernier est-il plus récent ? Il a déjà la forme de ceux que nous appellerons plus tard les Christs jansénistes.
Mais à Alciette, nous voici de nouveau devant cet art qui nous fait penser aux primitifs. Nous sommes sollicités par de multiples curiosités. Le retable du grand autel est entièrement peint. Les personnages principaux sont : à droite saint Michel et à gauche saint Agnès. Mais les figures secondaires sont nombreuses : un Christ entouré d’anges, un enfant qu’on baptise, des rois et des soldats, des Saintes Femmes, un Bon Pasteur, des saints et des vierges, des martyrs et des prophètes.



Enfin, le plafond du chœur nous offre deux panneaux peints que je ne saurais trop vous conseiller d’aller admirer. A gauche, voici saint Barthélémy, saint Simon, saint André, saint Jean. A droite : saint Jacques le Majeur, saint Marc, saint Philippe, saint Jacques le Mineur.
Ce sont ces dernières figures que je préfère. Les étranges yeux fixes de ces apôtres nous étonnent, mais leurs expressions, leurs gestes, la netteté des attributs qui les entourent offrent une illustration vivante de notre histoire sacrée. Chacun deux se détache sur un délicieux petit paysage plein d’agreste simplicité.
Saint Marc écrit ; sa tête est penchée, son expression est réfléchie et pensive. Saint Jacques marche ; tant de pèlerins marcheront pendant des siècles jusqu’à son tombeau. Saint Philippe sévère, noble, nous tend sa croix. Saint Jacques le Mineur rêve.
Que valent ces peintures du point de vue métier ? Ce n’est pas mon affaire d’y répondre. Franchement, la question m’importe peu. Ce qui nous séduit, ce qui nous charme, c’est justement la puérilité de ces songes fixés depuis longtemps sur les murs de ces églises perdues dans la montagne. Puérilité qui n’exclut ni la souffrance, ni la réflexion, ni même un troublant symbolisme que l’on rencontre avec émotion au milieu de ces paysages eux-mêmes si chargés de pensée.


(1) NDLR : Le baroque churrigueresque est l'aspect que prend le baroque en Espagne au XVIIIe siècle et qui se caractérise par une abondance ornementale. Il développe en particulier les valeurs décoratives d’éléments singuliers tels que le retable, le portail et la façade.

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