Andere serora
La femme et le sacré dans la
civilisation basque
Michel
Duvert
Eusko
Ikaskuntza, association Lauburu
Publié dans
la revue d’études basques Ekaina,
numéro
spécial Les Benoîteries au Pays Basque, 1991.
Nombreux sont les auteurs qui ont
mis en relief l’importance de la femme dans la civilisation basque, y compris
la plus ancienne, entre Ebre et Garonne, de part et d’autre des Pyrénées. Ils y
dépeignent des sociétés «quasi matriarcales» où les femmes font la guerre,
constituent des tribunaux —le grec Strabon trouve même que cela est scandaleux— où la filiation par voie maternelle
est distinguée (alaba, arreba, ahizpa, neba, izaba…). Nous sommes face à un pays où les plus
vieux poèmes connus sont composés par des femme-bertsulari pleurant les morts
des familles, exhortant à la vengeance ; des femmes que «inquisitio» vient
brûler (20 Biscayennes en 1507, des dizaines en 1527, des dizaines avec Pierre de
Lancre en Labourd ; un pays où les archives nous font connaître que les
femmes s’occupent de négoce, de réseaux bancaires, font construire et réparer
des routes (voir S. Hurley : Cuaderno de sección n° 1, Eusko ikaskuntza).
Il nous a fallu attendre J. M. Barandiaran
pour comprendre toute l’importance de la féminité dans notre mythologie et dans
notre rapport avec le sacré. Grâce à lui, nous avons pu corréler plus
étroitement les manifestations de notre culture et les formes essentielles qui
l’articulent. Nous avons pu mieux nous immerger dans notre être collectif, dans
cette mémoire en cours d’actualisation, dans ce tissage complexe dont l’ordre
même est éternelle création. Au cœur du quotidien, dans ce que le sacré a de
plus concret, se trouve andere serora, la benoîte. Dans un premier travail paru
dans le Bulletin du Musée Basque, j'ai présenté des résultats ethnographiques
obtenus sur le terrain ; conformément à ce que nous a enseigné J. M. Barandiaran,
ce travail s’articulait sur un fond d’histoire, il était destiné à l’éclairer.
Je donne maintenant les grandes lignes d’un projet global qui, partant du vécu
(l’ethnographie) organise le passé, le met en perspective et y cherche du sens
et de la cohérence.
Kaputxinarekin |
Il est bon de rappeler à nouveau que
l’histoire événementielle n’a guère d’intérêt pour nous. Seul ce qui est vécu
est intelligible et adéquat. C’est-à-dire le plus possible respectueux de la
correspondance entre les observations et les idées, la trame conceptuelle, qui
leur donnent du sens. C’est pour cela que j’ai choisi de diviser cette étude en
quatre parties : A- Examen du lieu visé où nous célébrons en commun le
sacré ; B- La femme et le rite, parmi les vivants et parmi les
morts ; C- Andere serora et le rite funéraire ; D- la dimension
historique d’andere serora. J’ai choisi le rite funéraire comme fil conducteur,
car c’est celui que je connais le mieux.
A- Herriaren bihotza
Le visiteur poussant la porte de
l’église, un dimanche comme un autre, dans un village traditionnel d’hier,
mettons des années 50, aurait vu un spectacle presque contemporain : un
grand moment scandé par des refrains puissants jetés des galeries, en réponse à
la montée des mélopées que déroulent les femmes ; et le curé, depuis son
retable illuminé, qui relance, qui provoque… Notre visiteur aurait vu aussi au
fond de l’église, andere serora, une femme, proche du bénitier, à côté de la
cloche. Aurait-il conclu, comme on l’entend dire parfois, que chez les Basques,
les hommes dominent les femmes du haut des galeries? Alors que dans ce pays
traditionnel, dans la relation avec le sacré, l’homme est ce qui compte le
moins. Il est aux galeries comme au balcon du théâtre ; le drame est joué
par les femmes, c’est-à-dire par les maisons, et andere serora est leur
représentante, avec la complicité active du prêtre. En durcissant le trait
jusqu’à la caricature, on peut dire que l’homme participe et que la femme
s’implique dans la célébration conduite par le prêtre.
Restons à l’église et précisons sa
«structure fonctionnelle», en Labourd par exemple.
1°- Le porche : il y a peu de temps encore, au XIXe-XXe siècle, des notables et des prêtres
y étaient enterrés. On pouvait aux siècles précédents, voir à l'étage, la
mairie ou l’école. C’est sous le porche que se réunissaient les maîtres de
maison (assemblée paroissiale) pour décider des affaires du pays. A cette
époque, notre pays avait ses propres lois et l’on pouvait vivre en Basques
(Eugène Goyheneche, 1979. Maite Lafourcade, 1990). Sous ce porche, les
représentants des maisons décidaient des affaires des vivants en présence des
morts, comme pour assurer leurs paroles dans un écho du souvenir. Les benoîtes
y sont souvent inhumées.
2°- La nef. Dans nos églises, sur le sol de la nef, des parcelles de
sol attribuées aux maisons figurent séparément. Chaque parcelle est en fait une
tombe. Au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, des personnes y ont été
enterrées. Chaque tombe ou jarleku (sepultura sur la Côte) est gardée par les
femmes de la maison : etxekandere (jeune et vieille), ses filles, les
tantes. Sur la tombe, se trouvent les chaises de la maison. Au XIXe siècle, les femmes étaient accroupies
sur la dalle de la tombe. Un tapis noir les isolait de la dureté de la pierre
(1). Gravures anciennes et témoignages de voyageurs décrivent cette situation.
A cette époque, fin XIXe siècle, début XXe siècle, les chaises font leur
apparition. De nos jours, elles sont remplacées par des bancs. Lorsqu’une jeune
fille se mariait et venait dans sa nouvelle maison, elle apportait une chaise
où figurait parfois son nom. En revanche, quand la vieille etxekandere mourait,
on retirait sa chaise pour la mettre au fond de l’église ou au grenier.
Près de la table sainte, la
situation diffère. D’abord, les chanteuses se tiennent près de l’harmonium. Il
s’agit des jeunes filles ayant fait leur communion et appartenant à la
congrégation des Filles de Marie (Kongregazioaren neskatoak… interdites de bal,
etc.). Juste au-dessus d’elles, dans les galeries, se trouvent les jeunes
garçons. On devine que ce n’est pas un excès de dévotion qui les approche de
l’autel. Devant les femmes, à droite et à gauche, se tiennent les enfants du
catéchisme, filles et garçons.
Kaderak, Donibane Garaziko elizan |
Dans l’allée centrale, des prêtres
ont parfois été enterrés, ou bien encore des personnages en vue. Contre la
table sainte proche de l’autel, se trouvent souvent des tombes de prêtres et
parfois, à Sare par exemple, une tombe collective, celles de andere serora.
L’autel est une scène surélevée où
se déploie le faste des mystères, où s’organise et se cristallise le temps
sacré. C’est là que se situe le seul domaine du prêtres ; le reste, tout
le reste, appartient aux femmes, le cimetière compris ; et leur prêtre,
c’est andere serora. C’est elle qui les accueille à l’entrée de l’église, qui
rythme avec la cloche le lever du soleil, son apogée à midi, sa disparition le
soir, et qui annonce les temps de la messe. C’est elle qui donne la croix que
vient chercher le premier voisin d’un mort, qui annonce par la cloche la
nouvelle aux environs, qui prépare l’église pour les funérailles, qui assiste
les femmes en deuil, qui gère les offrandes de lumière à cette occasion et qui
peut remplacer la maîtresse de maison dans ces rites. C’est elle qui peut
«officier», à l’autel un jour de mariage, qui peut décider du prénom d’un
enfant, même si, à l’église, il en reçoit «officiellement» un autre. C’est elle
qui, les jours d’orage, fait les actes nécessaires avec l’eau bénite, le rameau
et le feu, «afin de protéger l’église et le village», m’assurait la dernière
andere serora d’Itxassou. C’est elle aussi qui met du sel dans l’eau des
bénitiers. Elle pouvait aussi aider à l’instruction religieuse, apprendre à
lire. Car bien des femmes étaient etxeko alaba, voire d’anciennes etxekandere.
Etre andere serora était aussi un honneur : n’importe qui ne pouvait
l’être. Tout cela, beaucoup d’anciens le savent encore.
3°- Les galeries. C’est le domaine des hommes, de chanteurs qui
aimaient se faire entendre en harmonisant autour de belles voix. Les chantres
étaient appréciés. Ces galeries de construction récente, ne semblent pas
antérieures au XVIIe siècle. Elles sont un «refuge» qui fait prendre aux hommes quelques
distances avec les morts du jarleku. Le plus souvent, on peut y accéder par un
escalier construit à l’extérieur de l’église.Jarleku, Bazkazanen |
Dans bien des endroits encore, lors
des funérailles, les hommes restent sur les galeries, celles du fond. Ce sont les
femmes qui entourent le mort, qui le célèbrent avec les lumières des ezko, sous
la direction de deux femmes: la première voisine et l’andere-serora.
La jarleku c’est la maison, c’est là
que la femme prie pour ses morts et entretient leur souvenir. Il s’agit d’un
trait d’union permanent : les gens passent, les maisons demeurent, les
femmes signifient une continuité et une assurance contre la solitude et
l’abandon, après «le grand saut». Par le jarleku, nous nous unissons aux
ancêtres de la maison et on prend soin de nos âmes.
Lurdeseko museoan: Pireneiko emazte bat, ezkoarekin. |
Aux galeries, les hommes assurent
une présence, le temps des offices. Les femmes ont un tout autre rôle. Notre
civilisation a construit autour de la femme ce grand dialogue avec le sacré.
Andere serora en est le pivot. Tant est si bien que nous avons dans ce domaine
deux grands systèmes religieux institutionnalisés (religieux, c’est-à-dire ce
qui me relie à l’autre et au monde) :
a-
Un
système domestique articulé autour de la femme. Andere serora représente les
etxekandere et par là, les maisons.
b-
Un
système clérical articulé autour du curé du village : il s’agit de l’homme
de l’Evangile, mais aussi souvent «surtout», de l’homme de l’Eglise romaine.
C’est tout du moins le rôle que souhaite lui voir jouer son évêque...
4°- Seroraenia. A l’entrée du cimetière dans une maison humble mais de
qualité, et tout à fait particulière par son style et ses dimensions, logeait
andere serora. Elle était aussi gardienne du cimetière et, dans certains
endroits, c’est à elle et non au curé par exemple, que l’on demandait
l’autorisation d’ouvrir une nouvelle tombe. Elle en délimitait l’endroit. Dans
de nombreux villages, la mairie placarde les avis sur un panneau fixé au mur de
seroraenia. En résumé, l’ethnographie signale avec insistance un lieu sacré
dans nos villages (serorategi, église, cimetière), domaine où règne andere
serora. Figure un autre lieu, celui de la sacristie et du presbytère où là, le
curé est seul maître. Quant à l’église, si elle signifie la maison du dieu
chrétien, elle est avant tout une construction intégrée dans la vie du village
et donc mise en forme par une civilisation. Andere serora est de cette église.
B- La femme et le rite
1°- La vie de tous les jours.
Dans beaucoup d’endroits, les jours
d’orages, la maîtresse de maison bénit les hommes au champ en leur donnant une
feuille de laurier béni qu’ils mettent dans leurs bérets, afin de se protéger
de la foudre. Le jour des Rameaux à Hasparren, les jeunes de la famille
ramenaient du rameau donné par andere serora et le donnaient à l’etxekandere.
Celle-ci l’utilisait pour bénir la maison et la rangeait dans l’armoire de la
chambre où se trouvaient les draps mortuaires, mantaleta (habit de deuil), des
cierges, éventuellement ezkoa, une provision d’eau bénite, etc. Avec deux
feuilles, elle faisait une croix qu’elle fixait dans l’écurie.
Pour la saint Jean, femmes et jeunes
filles confectionnaient des bouquets avec des végétaux divers : jondoni
joane lilia, ogia, etc. Le matin, avant le lever du soleil, elles les fixaient
aux portes d’entrée.
Pour la chandeleur, la maîtresse de
maison réunissait sa famille dans la cuisine et officiait avec une bougie
allumée selon un rite bien connu et rapporté par ailleurs (Œuvres complètes de J.
M. Barandiaran).
Pour les cendres, à l’entrée de la
maison, elle appelait les habitants de la maison et les bénissait l’un après
l’autre, en leur appliquant les cendres et en récitant la formule consacrée
(les cendres étaient apportées par les enfants et avaient été données par le
curé ou par andere serora) : «Erhauts hiz, erhautsa, erhautsiko hiz»
(Hasparren). A Beyrie, la maîtresse de maison faisait de même en faisant
s’agenouiller les enfants dans la cuisine et en disant : «Orhoit hadi
erhauts hizala eta erhauts bilakatuko».
Oratoire ou autel domestique, Ulibarrenaren museoa, Nafarroan. (Beste batzuk Baionako Euskal museoan eta San Telmo museoan) |
Pour préserver la maison des
malheurs («gaixtoak», de l’orage, du feu…) à l’occasion de la Semaine sainte ou
de la chandeleur, l’etxekandere allait chercher elle-même —ou envoyait un
enfant à l’église— du feu donné par le prêtre ou par andere serora. Elle
transportait ce feu à l’aide d’un champignon «erdoia», de racines ou de «bois
rond». En tenant ce feu dans un récipient, elle faisait le tour de la maison
une fois ou trois fois, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.
Toujours ce récipient à la main, elle récitait une prière à la porte d’entrée
ou à la cuisine (Ordiarp, Espès). A Beyrie, ce champignon allumé était mis dans
la cheminée, en remplacement d’un tison que l’etxekandere avait jeté à
l’extérieur de la maison.
Les jours d’orage, l’etxekandere
allume l’ezko dans la cuisine ou sur le rebord de la fenêtre. Au mois de mai,
elle confectionne un petit autel domestique avec des fleurs, des cierges de la
chandeleur, une statue de la Vierge achetée parfois à Lourdes.
Pour l’essentiel, la femme est responsable
du culte des ancêtres et des messes célébrées à l'intention des disparus (M.
Duvert, 1990). Ce domaine est le sien. Les femmes s’occupent du cimetière,
fleurissent les tombes et y font des visites régulières, le samedi. Elles sont
alors en contact direct avec andere serora. L’homme se tient à l’écart de tout
cela.
Rappelons enfin que les femmes
accouchaient dans les maisons, entre femmes. Elles enterraient le placenta au
jardin, «baratzean», contre le mur de la maison, si ce n’est dans la maison même. Elles faisaient de
même pour les enfants mort-nés. Dans ce cas, elles baptisaient le petit corps
(2).
P. Kauffman, Cimetière dans un village du Pays Basque, L'Illustration, 3 novembre 1894, Paris. |
2°- La mort
Manipulation des corps
D’une manière générale, ce sont les
femmes qui habillent les morts et les lavent, quel que soit leur sexe. La
première voisine se fait aider dans cette tâche par trois ou quatre femmes,
«parmi les plus courageuses». Des hommes viennent les aider éventuellement pour
manipuler le corps, raser l’homme. Dans certains endroits, il y a de véritables
«habilleuses de morts». Elles pouvaient être aussi accoucheuses, comme à
Baigorry, aux Aldudes, à Briscous. Au moment de la mise en bière, elles
pouvaient intervenir pour bénir le corps, mettre un petit coussin sous la tête.
Présentation
Sous la direction de la première
voisine (des voisines, en fait), les femmes aménagent la chambre du mort :
voiler les glaces, entrebailler volets et fenêtres, disposer des lumières
(lanpioa ou cierge, éventuellement ezko), ainsi que le laurier et l’eau bénite.
Dans bien des endroits, on nous fait remarquer que dès les premiers temps de la
mort, les hommes sont absents, certaines femmes aimant souligner qu’ils
travaillent, ce qui leur permet d’éviter le contact avec la mort. D’autres
disent franchement que «les hommes n’aiment pas souffrir», c’est «une affaire
de femmes», ou encore que «les femmes ont plus l’habitude de souffrir pour la
paix du foyer», ou que «les hommes ont moins de courage», etc. Certains hommes,
un peu ironiques, soulignent que les lits des femmes mortes sont mieux décorés
que ceux des hommes. Pour ces derniers, c’est plus austère, «de la simple
verdure».
Annonce
Il semble qu’en Labourd au moins,
les jeunes filles des maisons les plus proches de celle du mort (première
voisine obligée), sont chargées de faire l’annonce du décès dans le village, au
moins dans le bourg. La coutume persiste dans quelques endroits, à Larressore,
à Saint-Pée, ou à Sauguis Saint-Etienne en Soule.
Lurdeseko museoan, ezkoa. |
Visite
Il est évident que les femmes entourent
les morts plus que les hommes, elles les visitent et les assistent par les
prières. Souvent en Soule, à la tombée de la nuit, hommes et femmes portant
l’ezko, viennent visiter le mort, seule la femme se rend dans la chambre, son
ezko allumé. L’homme reste en bas. Lorsque le prêtre vient, soit pour assister
le moribond, soit pour bénir le mort, en général la femme l’accueille à la
porte de la maison, un cierge à la main.
Assistance
Les femmes, autour de la première
voisine, s’occupent de l’intendance. La famille reste repliée dans sa douleur. Elles
organisent le repas funéraire. En Basse-Navarre, elles aident le charpentier à
décorer l’ezkaratz où sera exposé le corps avant son départ de la maison. Elles
rassemblent les vêtements de deuil nécessaires pour habiller la famille, elles
aident les hommes et les femmes à les revêtir. Elles consolent et réconfortent.
Emazteen kaputxina, San Telmo museoan, 2019. |
Gizonarentzat, San Telmo museoan, 2019. |
Cortège
Il s’agit d’un thème central qui
sera seulement évoqué ici. Les femmes s’y font remarquer dans trois registres
principaux. 1- En Labourd, les femmes peuvent fermer le cortège et la femme la
plus proche du mort peut être la dernière. 2- Dans de nombreux endroits, en
particulier en Basse-Navarre, elles se signalent au titre de premières
voisines : les femmes des quatre premières maisons qui entourent celle du
mort, sont en grand deuil, comme la famille. Elles portent une «mantaleta». 3- En
Soule et en Basse-Navarre, la première voisine tout particulièrement, joue le
rôle de gardienne de lumière, «ezkoandere», ou «argizaina». Elle porte dans un
grand panier son ezko, celui de la maison du mort et ceux des autres premières
maisons voisines, en principe, quatre.
P. Kauffman, En route pour le cimetière, au Pays Basque, L'Illustration, 3 novembre 1894, Paris. |
Cérémonies
Ici, la première voisine est avec le
deuil féminin. Elle préside aux rites des lumières, en relation étroite avec
andere serora (Duvert, 1989). J’y reviendrai.
Voici la disposition traditionnelle
dans l’église, lors des obsèques : les femmes dans la nef entourent le
mort, elles sont avec andere serora. Les hommes restent au fond ou dans les
galeries, de face, à l’étage. En particulier en Basse-Navarre, la première
voisine, son mari et le prêtre, portent seuls leur voisin en terre. Elle peut
manipuler les cierges et ezko sur la tombe, à cette occasion ou lors des fêtes
anniversaires. Ces fêtes s’inscrivent dans un cycle complexe qui est celui du
culte des ancêtres (Duvert, 1990). Dans les premiers temps du deuil, il
s’article autour de deux femmes, l’etxekandere et la première voisine, puis les
autres voisines et durablement, l’andere serora.
La première voisine peut jouer un
rôle dans le rite du souvenir : en collectant l’argent des messes qu’on lui
remet à la maison, lors des visites au défunt. En ne rendant l’ezko de la
famille que pour la messe de neuvaine, lui signifiant ainsi une première
rupture dans le temps du deuil. Le soir à la tombée de la nuit, en accompagnant
les femmes de la maison à l’église tout d’abord, puis autour de la tombe. Les
ezko sont allumés et le prêtre est présent, comme en Haute-Soule.
En Basse-Navarre tout
particulièrement, une femme ou le charpentier allume le feu dans la cour de la
ferme, au retour de la messe d’enterrement. L’assistance disposée en rond et
sans le prêtre, prie avant de rentrer dans la maison pour prendre un repas,
«kolazionea».
La partie non chrétienne ou
christianisée du rite, est mise en forme et assumée par les femmes. Trois
hommes peuvent jouer avec elles un rôle : le premier voisin, le chantre et
le charpentier
C- Andere serora
Itsasun (Gure Herria, Louis Colas, La tombe basque, arg.: Ouvrard eta Teillery) |
Andere serora, première voisine
Dans les villages où l’on n’a pas
conservé le souvenir de la présence d’une andere serora, tout se passe comme
s’il n’y en avait jamais eu. C’est le cas en Soule et plus particulièrement en
Haute Soule. Par exemple à Etchebar, la première voisine accompagne le mort
avec les ezko. Arrivée à l’église, c’est elle qui place les gens portant le
deuil et elle s’occupe des lumières. Ailleurs, tout cela est du ressort d’andere
serora.
En principe, le cortège des obsèques
part de la maison avec l’ezko ou les cierges allumés. Ceux-ci arrivent le plus
souvent éteints à l’église. C’est andere serora qui alors les rallume à partir
de son propre ezko. A Arberats par
exemple, cette opération est réalisée par andere serora ou par la première
voisine. Dans les villages dépourvus d’andere serora, comme à Armendarits, la
première voisine remplit cette fonction.
Normalement, andere serora se charge
de faire brûler les ezko sur les jarleku lors des messes anniversaires, qu’une
femme de la famille assiste ou pas à la cérémonie. Le plus souvent, elle éteint
les ezko et les range dans les placards de l’église, une fois la messe terminée
et les femmes de la maison s’étant retirées. Elle a également la possibilité
d’allumer des ezko autour d’elle, en particulier ceux des maisons dont les
membres ne peuvent assister, en cas de force majeure, à la cérémonie
anniversaire.
Le jour des obsèques, tout se passe
comme s’il y a une sorte de délégation de pouvoir au profit de la première
voisine ou de l’andere serora. Puis, durablement, au profit de cette dernière.
Le culte des ancêtres est assuré par les femmes des maisons, en particulier par
l’etxekandere. A l’église, il s’articule autour d’elle et du prêtre.
Eiheralarreko andere seroraren hil hobia |
La mort
L’andere serora «prépare l’église»
pour le jour des obsèques. Il s’agit d’une tâche complexe. Ainsi à Briscous, la
«décoration» des jarleku permet de distinguer la très proche famille. Andere
serora place les gens portant le deuil, en veillant à respecter un
«ordre» : elle dispose les lumières en collaboration avec la première
voisine qui est surtout chargée de l’ezko de la maison du mort et de ceux des
premiers voisins, dans beaucoup de villages de Basse-Navarre.
Andere serora a dû participer «autrefois»
(?) de façon très étroite au rite des obsèques. A Urrugne, elle participait au
cortège et à l’offertoire, elle donnait «pour l’offrande», deux cierges à
deux femmes proches du mort, sa sœur ou sa nièce. Elle intervenait également
dans les maisons comme à Banca. Le chanoine Pierre Lafitte indique
qu’autrefois, andere serora venait dans les maisons, pour boucher les orifices
naturels des défunts avec la cire d’ezko. Dans certains villages, de
Basse-Navarre, elle assistait aux messes d’enterrement, habillée en grand
deuil, revêtue de mantaleta et avec son ezko allumé.
Lorsque le premier voisin
(kurutzeketari), ou en Labourd, les deux premiers (kurutze-xirio) venaient
chercher auprès d’andere serora la croix paroissiale pour la porter dans la
chambre du défunt, la benoîte sonnait le glas, «pendant tout le temps que l’homme
tête nue et porteur de la croix, était en chemin». Ainsi, d’après la durée du
glas, on savait si le mort habitait à proximité ou loin de l’église. En sonnant
le glas, andere serora pouvait prier pour le mort, comme à Ascain : «Maria
saindua otoiz egizu hil hunentzat». A Larceveau, elle faisait brûler son ezko à
ses côtés. Comme si le son des cloches emportait et transmettait ses intentions
en même temps que la simple annonce. Il s’agit d’un élément important: andere
serora fait sonner la cloche pour l’agonie, cette sonnerie était entendue par
le mourant et «l’aidait à passer» dans l’autre monde. Entre le moment de la
mort et celui des obsèques, elle accompagne chaque angélus avec le glas. Le
jour des obsèques, elle enveloppe le cortège et la campagne environnante du son
du glas.
Andere serora est donc une pièce
maîtresse du traitement domestique de la mort, la mort chrétienne s’imposant
sans la rejeter pour autant.
Le séjour des morts
Nafartar gazte bat (Philippe Veyrin, Les Basques de Labourd, de Soule et de Basse Navarre, leur histoire et leurs traditions, Arthaud, Grenoble, 1955) |
Andere serora s’assure que les
chaises des maisons restent libres pour les femmes des maisons. Le jarleku
signifie la maison et ses ancêtres : elle veille à ce qu’aucun étranger ne
vienne le «profaner». Les disputes à ce propos étaient connues entre femmes,
surtout lors des fêtes de village où les étrangères devaient bien se mettre
quelque part. Le curé n’intervenait pas ici, quant aux hommes… les galeries
étaient vastes et on pouvait se pousser.
Son autre tâche était celle de la
gestion et de l’entretien de cet autre séjour des morts qu’est le cimetière.
Traditionnellement, les tombes sont visités, entretenues et fleuries par les
femmes, les jeunes filles et autrefois les enfants. Certains villages, Beyrie
ou Baigorry par exemple, avaient des gardiennes de cimetière qui n’étaient pas
andere serora. Ces femmes avaient un statut particulier, comme celles qui
sonnaient les cloches dans les chapelles de quartiers. A Orègue, à
Saint-Just-Ibarre ou à Ibarolle, il était demandé à andere serora d’ouvrir une
nouvelle tombe dans le cimetière, elle en fixait la dimension et l’emplacement.
Tous ces actes et d’autres encore
figurant dans les travaux de J. M. Barandiaran permettent de penser qu’andere
serora est une émanation des maisons, une permanence, s’inscrivant dans la
mémoire collective, en marge ou en parallèle avec le monde chrétien. Peut-on
considérer pour autant que cette institution précède l’édification des églises,
qu’elle leur est parallèle ou quasi contemporaine, ce qui semble une meilleure
hypothèse de travail ? Il s’agit là d’une question difficile. Voici
quelques jalons sous forme de notices bibliographiques commentées.
Georg Hoefnagel (Civitates Orbis Terrarum Braun eta Hogenberg, 1596-1597) |
D- Dimension historique
En premier lieu, il faut citer,
toujours pour rester sur le seul terrain ethnographique, quelques
ouvrages : Julio Caro Baroja, Los pueblos del Norte et Los Vascos ;
les œuvres complètes de J. M. Barandiaran ; Isaure Gratacos : Fées et
gestes, femmes pyrénéennes, un statut social exceptionnel en Europe, Privat,
1987 ; la bibliographie citée dans M. Duvert : les andere serora et
le statut religieux de la femme dans la culture basque, étude ethnographique,
in Hommage au Musée basque, 1989, p. 399-440.
Je retiendrai trois axes majeurs
commentés dans les grandes lignes.
Un clergé féminin
Les données sont rares mais du plus
grand intérêt. Dans son ouvrage sur Saint-Jean-de-Luz, paru en 1925, Joseph Nogaret
nous apprend que la municipalité nommait deux benoîtes choisies parmi les
femmes âgées et dévotes. Elles ouvrent et ferment l’église, sonnent les
cloches… se font aider dans l’entretien de l’église et payent les personnes en
conséquence. Chacune avait en permanence une servante. Elles recevaient des
dons faits à l’église et en avertissaient le gestionnaire, le marguillier. Les
fidèles les rémunéraient.
A Bayonne, il y avait à la
cathédrale un véritable clergé féminin. Au XVIIe siècle, le corps de ville
pouvait nommer la benoîte. René Veillet, dans ses Recherches sur la ville et
l'église de Bayonne, nous dit qu’elle était comme la maîtresse des cérémonies
aux enterrements (voir également Edouard Ducéré, Dictionnaire historique de
Bayonne). La benoîte disposait d’une aide, la brayne. Parallèlement, intervenait
dans la cathédrale un «gestionnaire», le marguillier d’honneur ou «fabriqueur
laïque», qui était aidé dans sa tâche par un marguillier ordinaire. Le premier
détenait les clefs de l’église, du clocher et gérait l’huile des lampes, les
ornements. Le second s’occupait du luminaire, de la propreté des lieux. Les
benoîtes s’occupaient des célébrations. Les évêques de Bayonne pouvaient
laisser une dot à leurs benoîtes, ceci mérite d’être souligné.
Ces faits se déroulent à Bayonne,
une cité où la culture basque est loin d’être absente. Au XIIe siècle, le Codex
de Compostelle l’appelle capitale des Basques, «Basclorum caput». A la
charnière des XVIe et XVIIe siècles, époque où les benoîtes sont attestées dans
la cathédrale de Bayonne, un témoins clef, Pierre de Lancre, écrit : «Car
tout le pays de Labourd, la basse et la haute Navarre et une partie d’Espagne
parlent basque, et pour malaisé que soit le langage, si est-ce outre les Basques
la plupart des Bayonnais, haut et bas Navarrais et Espagnols, circonvoisins
pour le moins ceux des lisières le savent». En 1587, Gabriel de Minut parle du
costume des femmes à Bayonne, «les plus signalées bourgeoises de la ville de
Bayonne en terre basque», comme étant conforme à celui des autres endroits du
Pays Basque. II parle en particulier de ce curieux couvre-chef qui a tant fait
couler d’encre, la coiffure dite «phallique» qui amusait Montaigne.
Georg Hoefnagel (Civitates Orbis Terrarum Braun eta Hogenberg, 1596-1597) |
En 1540, l’évêque de Pampelune,
Bernardo de Rojas y Sandoval, s’attaque au statut des andere serora, gardiennes
des grottes et des ermitages. Les premières sont par excellence le lieu de la
manifestation des divinités de notre mythologie (voir J. M. Barandiaran), les
seconds signifiaient très nettement la mise en forme de notre territoire, de
notre espace de vie (voir Gurutzi Arregi Azpeitia, Ermitas de Bizkaia, Dip. Foral de Bizkaia, Inst. Labayru, 1987,
tomes 1 à 3). L’évêque ne veut plus que ces gardiennes soient choisies
uniquement —et c’est très important— par les propriétaires des lieux, personnes
ou communautés. Il désire que son vicaire général soit d’accord et il veut
nommer des hommes à la place de ces femmes. On voit ici combien notre civilisation
est étrangère au monde latin qui nous cerne et qui nous a généreusement
fécondé. Pour s’en convaincre, citons des faits que l’évêque dénonce : sous
le regard des andere serora, on voit dans ces lieux de prière, des danses, des
chants, des déguisements, des costumes. On y fait ripaille (romeria).
Un siècle plus tard, Pierre de
Lancre les attaque à nouveau : tant de prérogatives et de la part des
femmes ! C’est intolérable. Elles habillent les statues des saints sur les
autels, manipulent les vêtements liturgiques et les luminaires. Et elles
peuvent s’enfermer dans l’église avec le prêtre…
Un siècle plus tard, l’évêque de
Calahorra, Pedro Gonzalez de Castillo, veut interdire les andere serora en
Biscaye. Les Biscayens répliquent : cette bulle «est contraire aux lois de
notre pays». Au Nord, c’est l’évêque de Dax qui intervient en
Basse-Navarre : il souhaite que l’on mette des hommes à la place des
femmes dans cette tâche. Lui aussi, couvre l’institution des pires calomnies,
Contre vents et marée, notre clergé
féminin demeure.
Itsasun (Gure Herria eta Louis Colas, La tombe basque, arg.: Ouvrard eta Teillery) |
Des offrandes et des sacrifices
Andere serora a-t-elle présidé à des
pratiques de ce type ? On peut se poser la question à titre d’hypothèse de
travail.
L’ethnographie cite de très nombreux
cas où la première voisine, voire andere serora, portait des offrandes
(comestibles, lumière, argent) en l’honneur du mort. A Vera par exemple, andere
serora portait sur sa tête un panier contenant une patte de mouton ou de la
morue, ou encore un œuf, selon la richesse de la famille. Ailleurs, elle porte
une chandelle ou un pain rond présentant comme quatre pointes recourbées (une
sorte de croix basque).
A Bayonne, un voyageur voit passer
en 1701 un cortège où une femme porte ce type d’offrande (voir Ducéré). En
1609, Pierre de Lancre est offusqué de voir ceci à Saint-Jean-de-Luz : «Une
cordée de femmes (j’en ay veu jusqu’à dix) vont aumôner par toute l’église.
[Elles] y emploient tant de temps que la messe est bien souvent dite avant
qu’elles ayent achevé [et quand les femmes vont à ces offrandes] elles donnent
une chandelle attachée à un petit gâteau». Revenons à la cathédrale de Bayonne,
Ducéré nous dit encore : «Lors de l’anniversaire de la princesse
Léopoldine de Lorraine, cinq dames conduites par la benoîte de cette église,
qui tenant à la main un cierge allumé, vinrent à l’offrande. Chaque dame offrit
un pain et la benoîte un cierge».
Inutile de multiplier les exemples,
ici, l’ethnographie est en accord avec l’histoire: la femme célèbre et ses
actes s’articulent autour de l’andere serora.
La benoîte recueillant les offrandes (P. Kauffman, le Jour des morts au Pays Basque, L'Illustration, 3 novembre 1894, Paris. |
Mais il y a une dimension nouvelle,
celle du sacrifice. Restons à la cathédrale de Bayonne et écoutons ce que dit
Dubarat dans le Missel de Bayonne de 1543, p. CCXC, CCXCI, etc. Au XVIe siècle, on apportait de l’argent ou
des offrandes en nature : fruits, animaux, pain et poisson, surtout du
saumon. Et l’auteur de dire : «L’offrande la plus singulière est
certainement celle qui se donnait à certaines messes des morts et en
particulier aux services des confrères de Notre Dame. Elle consistait dans
l’offrande d’un mouton écorché et sanglant (…). Ainsi, le mouton restait exposé
pendant toute la messe, entre deux rangs de cierges allumés !» Au XVIIe
siècle, cette coutume se voit attaquée de plus en plus. Vers 1617, un jeune
capucin prêchant carême dans la cathédrale, veut l’abolir. Le chapitre, dit
Dubarat, était pour la coutume, et choisit un avocat pour défendre sa cause. Ce
fut Duvergier de Hauranne, futur janséniste, mais de culture basque. Ce mouton
sanglant était aussi porté pour les messes anniversaires «du bout de l’an». Il
est exposé sur un râteau avec le luminaire (ab l’arrestet deux torchos). La
benoîte et son aide intervenaient-elles à ce propos ? C‘est plus que
probable, mais nous n’avons aucune donnée objectivée là-dessus.
Zikiro oparia Oiartzunen, 1931. Bilduma Lekuonatarrak, Oiartzun. San Telmo museoan, 2019. |
Cela est d’autant plus vraisemblable
que de très nombreux travaux rapportent la présence d’animaux à l’église le
jour des obsèques, ou bien de dons d’animaux. Ainsi en 1787, il était courant
de présenter à la porte de l’église l’offrande d'une paire de bœufs vivants.
Lors de la mort du recteur d’Aizarnazabal en Gipuzkoa, on présenta à la porte
de l’église un bœuf portant deux pains de quatre livres cloués sur des piquets
de bois. En 1898 à Okina en Araba, est présenté à l’église un bœuf couvert
d’une cape noire, le cou orné de pompons et portant un pain sur chaque corne.
Voir à ce sujet, les travaux de J. M. Barandiaran, de Urquijo dans Cosas de
ataño, Revista Internacional de Estudios Vascos, Aranzadi, de Agirre, Idia
elizan, Rev. Intern. de Est. Vascos, 1918.
L’ethnographie montre combien les
femmes et andrere serora sont la clef et l’essence de la mise en forme des
cérémonies auxquelles le prêtre donne un sens chrétien.
Aussurucq, femmes en mantaleta sortant de l'église (Cl. Arthaud) |
Un clergé basque
Rome veut mettre toutes les églises
sous son autorité. Elle a toujours eu en réserve un saint Dominique pour
allumer des bûchers de l’Inquisition. Mais les prêtres ici sont basques. Ils
sont d’une étrange civilisation et parlent une langue impossible. Les
«éduquer», les tenir en main, n’est pas chose aisée. Il faut traduire en basque
la liturgie et les textes sacrés ; Ils échappent à tout contrôle dans un
pays qui, au moyen-âge au moins, reste largement une terre de mission
(Goyheneche, 1979).
Est-ce un hasard si l’appareil
clérical ne cesse de condamner et de jeter le doute sur ces prêtres trop basques
et si peu romains ? Sur ces hommes de Dieu qui composent avec des femmes
dans leurs églises. Dans un pays où les femmes votent, font construire des
navires et recrutent des maîtres d’équipage. Un pays où en 1308, la plus
ancienne junte de Biscaye connue mentionne l’élection d’une femme à sa
tête : Maria Diaz de Haro. Un monde en marge du monde latin, étranger aux
mentalités romaines. Un monde qui ne valorise pas le «guerrier-chef de famille,
seul pourvu d’une âme».
Le droit basque se méfie de
l’appareil ecclésiastique. En Gipuzkoa comme en Labourd, les prêtres ne siègent
pas aux assemblées qui décident de la vie politique du pays. Nobles, curés et
Bohémiens sont des marginaux (Lafourcade, 1990). Le Fuero navarrais reconnaît
même que le mariage peut être valable sans qu’il soit accompagné de cérémonie
religieuse. Certaines données suggèrent que le baptême administré par un laïque
vaut celui administré par le prêtre. Alors les évêques constatent et en même
temps calomnient. Les exemples sont légion, d’autant que l’on joue sur les
mots : célibat n’est pas chasteté et dans les premiers temps du
christianisme, prêtres et évêques étaient mariés. En 1322, le concile de
Valladolid constate que les paroissiens basques obligent leurs curés à prendre
femme… afin que la vertu de leurs femmes soit préservée, ainsi que celle de
leurs filles. Cette sorte de mariage forcé pouvait s’accompagner d’un contrat
passé devant notaire (voir Webster, Bull. de S. S. L. et A. de Bayonne, 1885,
p. 132 et suiv.). les prêtres avaient donc des maîtresses et cela ne choquait
guère, hormis certains papes. En 1420, un voyageur écrit : «A la campagne,
le clergé a des femmes et il en a appris bien du mal». A la même époque,
l’évêque de Gérone parle ainsi des Biscayens : «Tous leurs prêtres sans
exception ont des concubines, sans lesquelles on prétend qu’ils ne peuvent pas
vivre».
Georg Hoefnagel (Civitates Orbis Terrarum Braun eta Hogenberg, 1596-1597) |
Un siècle plus tard, Charles Quint
et sa mère en Biscaye indiquent : le clergé s’obstine «en péchés publics,
ayant dans leurs maisons et à leurs tables, des servantes». Ensuite, c’est
saint Ignace de Loyola qui revient dans sa province : «Il réussit
particulièrement à réformer les mœurs des ecclésiastiques qui vivaient la
plupart dans un libertinage patent, et qui avaient tellement accoutumé le
public au scandale de leurs désordres, que le concubinage ne passait presque
plus pour une chose malhonnête ou illicite».
En 1685, l’évêque de Pampelune
demande aux prêtres de ne pas danser avec les femmes, sinon, ils seront
excommuniés ou auront une amende. Pierre de Lancre voit les prêtres aller au
bal, la pique au côté, une belle fille à chaque bras. C’est trop ! Ils
sont continuellement rappelés à l’ordre : interdiction de danser ou
d’apprendre à danser dans les presbytères, ne pas tirer de coups de feu dans
l’église le jour du saint sacrement et pour d’autres fêtes, ne pas rentrer à
l’église déguisé, ne pas jouer de la musique à l’église et au cimetière, ne pas
donner à boire aux hommes, etc. (voir entre autres, Lapuente Martinez dans
Cuadernos Etnol. Etnogr. de Navarra, 1972).
L’image du basque dévot, soumis à
une hiérarchie ecclésiastique, est une image d’hier. La parole de Vie,
l’incomparable Evangile, a eu ici les contours tortueux de nos montagnes, le
parfum enivrant de la fougeraie et la densité de nos incomparables brumes. Nous
n’avons pas été de plus mauvais chrétiens pour autant. Nous avons eu le bonheur
de posséder un clergé qui n’a pas renié sa culture. Dieu aime l’homme debout,
dit le philosophe Jaspers. Rome le préférait à genoux. Voir Orpustan, Rôle et
pouvoirs de l’Eglise, in La nouvelle société basque, ruptures et changements.
Le clergé basque a su porter et
célébrer ce qui venait du plus profond de nous-mêmes. L’imagerie funéraire
basque en témoigne, les andere serora aussi. L’histoire religieuse des Basques,
de nos mentalités, reste à écrire, en marge de toute bondieuserie, de tout
cléricalisme. En regardant notre être et sa mise en forme par la mythologie et
par le vécu quotidien, on verra alors à quel point la féminité et la femme y
jouent un rôle central.
Conclusion
Ainhoan, 1900. Arg.: A. Calavas. Lithographie photomécanique, 24,9 x 19,9 zm, inv. Musée basque: E 4776 |
Les andere serora ne sont pas des
bizarreries dans notre civilisation. Pour les étudier correctement, il faut
regarder le cadre pyrénéen, entre Garonne et Ebre : le vieux monde des
Vascons dont nous ne sommes pas les seuls héritiers (Gascons, Aragonais).
J’ai effectué quelques sondages en
ce sens. Des Landes (Laluque), aux confins du Lot-et-Garonne (Vianne), bien des
données suggèrent que la fonction d’andere serora y est connue à l’entrée du XXe siècle. Grâce à la collaboration du
docteur P. Laharrague, l’enquête que j’ai utilisée au Pays Basque a été mise en
œuvre dans les régions limitrophes du Gers et de la Haute-Garonne (Auch,
Lombez, Samatan, Isle-en-Dadon, Salern, Lauraguais, Castanet, Mont Gixanol,
Montagne Noire, Puylaurens, Castres). Il ressort de ces enquêtes que l’on ne
trouve pas de personnage qui soit l’équivalent de nos andere serora. P.
Laharrague a pu s’entretenir avec plusieurs chercheurs et faire des recherches
bibliographiques. Il se confirme bien que le personnage d’andere serora est
spécifique et tout à fait original. Il signale que ses fonctions apparaissent
dispersées à travers plusieurs personnages (3) : armiers (messager des
âmes), matrones, aidant aux naissances et aux morts, sonneurs de cloches,
veilleuses des morts, etc. Rien entre Toulouse et le Rhône ne rappelle
l’ensemble des attributs caractérisant notre andere serora.
On comprend alors que Kauffmann,
visitant notre pays au XIXe siècle, lui consacre quelques lignes qui en disent long
(L’illustration, 3, II, 1894, p. 358) : « La benoîte dans les pays
basques, remplit l’office de bedeau et de suisse, c’est elle qui prend soin de
l’entretien de l’église, soigne les vases destinés au culte, fait la toilette
de la demeure sacrée ; elle touche comme honoraire 2 francs par mariage, 2
francs par enterrement et 0,5 centimes par baptême, payés par les intéressés. Pour
être agréée, elle doit fournir une dot en rapport avec la richesse de la
paroisse et dont l’intérêt lui est payé par la fabrique. Cette dot reste
acquise à la paroisse en cas de décès ou de renonciation à l’emploi. Si la
fabrique renvoie la benoîte, le capital lui est remboursé. Cette somme peut
varier entre 200 et 500 francs. Quant au costume, il n’a rien de bien
particulier, il est noir avec une espèce de capuchon ou de capulet, de même
couleur, recouvrant la tête et les épaules ; une croix portée au cou à
l’extrémité d’un ruban noir et un chapelet de sœur suspendu à la ceinture, le
complètent ».
Alors que notre vie d’église est en pleine réorganisation, saurons-nous tirer profit des messages qui nous viennent du plus profond de notre civilisation ?
Alors que notre vie d’église est en pleine réorganisation, saurons-nous tirer profit des messages qui nous viennent du plus profond de notre civilisation ?
Baionako emaztea François Deserps, Recueil de la diversité des habits qui sont de présent en usage tant ès pays d'Europe, Asie, Affrique et illes sauvages, le tout fait après le naturel. Paris 1562. |
(1) Sur la coutume qui consiste à tenir à même le sol,
sur la natte noire recouvrant la tombe, voir : Morel, 1836, «Bayonne, vues
historiques et descriptives», Bayonne, Imp. Lamaignère, p. 449, 482 ; Dasconaguerre, 1867, «Les échos du Pas de
Roland», Paris Marchand Imp. Ed. p. 36. Le
cimetière extérieur est-il contemporain de l’enterrement dans l’église ?
Difficile question : les vieilles stèles discoïdales ne sont pas utilisées
dans les églises. Lorsque l’on interdit d’enterrer à l’intérieur des églises,
cela provoque des émeutes de femmes : en 1748 à Saint-Jean-Pied-de-Port,
en 1744 à Hasparren, en 1785 à Saint-Jean-de-Luz et Ciboure, etc.
(2) Attesté par J. M. Barandiaran en Iparralde et par
Pierre Lafitte, revue Gure Herria, 1965, n°2, page 101 : «Orai ere,
Baxenabarreko asko tokitan, egoitzari kontra-kontra begiratua da lureremuño
bat, etxekanderearen baratzea erraiten diotena : hortan ez da lorez
bertzerik ez erraiten, ez landatzen ; eta muga gabe hilik sortzen diren
haur edo ume-gaiak hor dituzte ehorzten… «teila-pean», zaharrek dioten bezala».
Voir
aussi R. Gallop «A book of the Basques», 1970, Univ. Nevada , p. 221: le terrain contre le mur de la maison
s’appelle itxasura, «on le considère comme demi-sacré. On y plante souvent un
laurier et si quelque enfant de la maison meurt sans baptême, on l’y enterre».
La maison est un panthéon domestique, selon l’heureuse expression de J. M.
Barandiaran.
(3) Cet éparpillement des fonctions peut se retrouver en
Iparralde et c’est probablement ainsi que les andere serora, en tant
qu’institution originale, ont pu disparaître. Ainsi à Hélette, il y a peu de
temps, la fonction d’andere serora était assumée par un couple, la femme ne
s’occupait que de l’entretien de l’église, l’homme sonnait les cloches et
s’occupait du cimetière. Les archives attestent cette situation au XVIIIe siècle, en Iparralde au moins. On pourrait penser
qu’à l’origine la fonction d’andere serora consiste dans l’addition de ces
attributions : c’est là une hypothèse cartésienne et lourdement naïve,
d’autres sont plus utiles.
Annexe
Les andere serora de la cathédrale de Bayonne
Seul ce qui est vécu est intelligible
de façon adéquate, dit J. M. Barandiaran. Les données ethnographiques que nous
rapportons éclairent singulièrement ce passage du manuscrit du chanoine
Veillet, historien de notre diocèse (in Dubarat et Daranatz, Recherches sur la
ville et l’ église de Bayonne, tome 2, 1924).
La Benoîte, qui doit être une honnête
veuve (1) de la ville, est comme maîtresse de cérémonies (2) aux messes des
enterrements : elle va à l’offrande la première avec un cierge à la main
et un pain et donne ensuite un autre cierge à la femme principale du deuil pour
aller à l’offrande (3) ; elle porte un chalon (4) ou paquet de petit
cierge sur chaque monument, où l’on va faire l’absoute (5) après les anniversaires,
etc. et elle retire certains droits pour tout cela, tant de la fabrique, que
des particuliers.La Braïne, est comme un aide à la benoîte ; elle a soin de balayer l’église, d’y porter de l’eau aux bénitiers, pour être bénie chaque dimanche ; de porter un grand panier de cérémonie aux enterrements, et d’y faire quelque fonction, pourquoy elle reçoit des émoluments, outre 12 ll fixes, que la benoîte luy donne par an (6)
(1) Veuve ou fille d’un certain âge et de bonne conduite.
(2) La benoîte dirigeait la cérémonie de l’offrande.
(3) Usage entièrement disparu à Bayonne et aux environs,
mais encore en vigueur à Saint-Jean-de-Luz et à Ciboure.
(4) Le chalon serait plutôt le drap qu’on étendait sur
les dalles de l’église aux services funèbres ; sur cette étoffe noire ou
brune, se mettaient les petits paquets de cierges. Cet usage s’est maintenu au
Pays Basque. Le sens de drap ou d’étoffe à donner au mot «chalon» découle,
évident, d’un texte des Registres gascons, t. II, p. 320, que nous avons
indiqué dans le Livre des fondations, et qui parle de «lits a ob los chalons…
et son cobertos». M. Lespy avait déjà donné ce sens dans son Dictionnaire
béarnais en définissant le chalon comme une espèce de courtepointe ou dessus de
lit : «Une cosne ab un chaloo».
(5) Cet usage était de tous les jours et plusieurs fois
par jour, d’après le Livre des Fondations du XVIe siècle. Arch. Pyr. Atl.,
G.55. Dans son mémoire, l’intendant Lebret parle des benoîtes des paroisses de
Navarre, «filles ou veuve», nommées par le patron ou les curés et les
paroissiens, jouissant de certains revenus et payant une certaine dot ou
cautionnement à l’église. La benoîte avait un habit particulier, ainsi marqué au
Livre des fondations du XVIe
siècle : «A la benedite qui asistera en son habit et sera tigude portar
chalon et dues candeles de sere dedans les jaunes sus son monument. Et aufrira
dus arditz de pan, ensemble une candele de sere de la valor de quoate arditz…
Aura tant par sa peine qeu per lo tout present aniverarii, XVI ard. »
Arch. Pyr. Atl. G 55, f. 13 v°.
(6) Marie Forgues, femme de Pierre Lacaze, dit
Vergès, fut nommée brayine, le 17 décembre 1624 par le Chapitre, à la charge de
«tenir lad. église et les cloistres d’icelle nets et en bon ordre et faire les
autres fonctions attachées à lad. charge ou emploi». Marie de Launay est nommée
le 19 juin 1648. Arch. Pyr. Atl., G. 62, pp. 122 et 417. La brayine reçoit 5 s.
au service Fossecave, en 1696, et 5 l. «pour conduire les soldats chez chaque
chanoine au partage du blé» le 20 septembre 1697. Arch. Pyr. Atl., G 57 et G
236. On trouve les formes braine, brayine et braguine.
Ascensio Martiarena (1884-1966) : Bi alargune, 1908. San telmo museoa. |
Bibliographie
Eugène Goyheneche : Le Pays
Basque, Soule, Labourd, Basse-Navarre, Soc. Nouvelle Ed. Rég. Diffusion. Pau,
1979.
Maite Lafourcade : Mariages en
Labourd sous l’Ancien régime, les contrats de mariage du Labourd sous le règne
de Louis XVI, étude juridique et sociologique. Service éditorial, Euskal
Herriko Unibertsitatea, 1990.
Michel Duvert: A propos des andere serora (benoîtes), Anuario de Eusko-folklore, n°41, 1998-1999, pp.119-127: www.euskomedia.org/PDFAnlt/folkl/041121129.pdf
Roslyn M. Frank: la serora vasca, documentos y archivos
https://www.academia.edu/3664984/La_serora_vasca_documentos_y_archivos
Arantxa Arriet: Las seroras en Euskal Herria.
https://www.academia.edu/1261762/Las_seroras_en_Euskal_Herria
Mikel Larrañaga Arregi
https://www.academia.edu/32325104/SERORAK_EUSKAL_HERRIAN_IKUSPEGIAK_HASTAPENETATIK_DESAGERRARAZTERARTE_Antzinate_Berantiarra_-XVIII._mendea
Pilar Peñarranda Garcia: Un desconocido grupo social, las seroras navarras.
http://sehn.org.es/wp-content/uploads/2018/01/5121.pdf
Amanda L. Scott: The basque seroras, local religion, gender en power in Northern Iberia, 1550-1800, Cornell Univetsity Press, 2020.
Roslyn M. Frank: la serora vasca, documentos y archivos
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Amanda L. Scott: The basque seroras, local religion, gender en power in Northern Iberia, 1550-1800, Cornell Univetsity Press, 2020.
Lexique
Etxekandere :
maîtresse de maison.
Ezko :
longue bougie en cire d’abeille, enroulée sur elle-même ou autour d’un support
en bois.
Jarleku :
emplacement des maisons dans la nef de l’église. Les femmes y ont leurs
chaises. Jusqu’au XIXe siècle, il s’agit de la tombe de la maison. Dans bien des
régions du Pays Basque, ce terme est inconnu et on dit plus simplement :
kaderak, egon lekia, etc.
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